Le télétravail forcé n’a pas renouvelé le contrat de confiance partout
Enaible, Hubstaff, Time Doctor, Isaak… une fois installés sur votre ordinateur, ces logiciels collectent et analysent votre comportement de travail pour votre employeur. L’objectif ? Maintenir la productivité malgré la distance en relevant votre nombre de clics, mouvements de souris, sites visités ou en réalisant des captures webcams ou d’écran, etc.
Enaible va plus loin. Derrière sa proposition d’un AI-Powered Leadership, l’entreprise dit s’appuyer sur des algorithmes de machine-learning pour définir vos schémas de travail. Elle vous attribue ensuite un score, basé sur la vitesse de réalisation des actions types, et transmet au management des alertes en cas de dégradation ou de progression de votre performance.
Les ventes de ces logiciels ont explosé depuis le confinement (1).
Au-delà du stress et du désengagement générés, on sait que l’exposition constante à son management tend à réduire la productivité (Bernstein 2012 et Anteby & Chan, 2018). Pour résumer, les chercheurs ont constaté que des travailleurs observés de trop près vont gaspiller beaucoup d’énergie à… se cacher.
Cette approche numérique -à tous les sens du terme- de la performance présente un autre piège pour le management.
Une incompréhension quant au contrôle managérial
Enaible est l’aboutissement d’un grand malentendu autour du “management par objectifs” de Drucker.
Cette doctrine des années 1940 recommande aux managers de fixer à chaque collaborateur des buts mesurables et univoques, comme le nombre de contrats signés, l’obtention d’un brevet, le nombre de publicités générées, etc.
La méthode favorise l’autonomie des subordonnés : une fois les objectifs fixés, ils sont juges des moyens à employer. Des critères de succès précis et observables évitent en outre à la fois le travail bâclé et la sur-qualité. Ils rendent enfin les managers redevables de leurs propres promesses en cas de succès (“vous m’aviez promis un bonus si…”).
La doctrine du management par objectifs a pourtant produit un effet pervers. Pour y répondre, les managers mal formés font le travail à l’envers, et partent des données disponibles pour fixer les objectifs. Avec des résultats absurdes : une recruteuse évaluée au seul nombre d’entretiens réalisés, un policier à la quantité de contraventions distribuées ou un SAV au temps passé par appel.
Ces objectifs mal choisis réduisent la productivité et l’autonomie. Pire : ils dispensent du questionnement nécessaire à tous les niveaux quant au pourquoi du travail. La prétention d’Enaible est l’incarnation finale de cette erreur.
Quand le comment remplace le pourquoi
La doctrine de Drucker demande qu’on mesure objectivement l’avancée de la stratégie, mais la stratégie ne peut pas elle même être objective.
Les choses n’ont que la valeur que nous leur donnons.
Enaible est comme une voiture autonome qui prétendrait conduire à votre place… et savoir où vous conduire.
Si la ponctualité est importante pour mes livreurs, je peux mesurer leur horaire d’arrivée et en faire une métrique objective de succès. En revanche, choisir de valoriser la ponctualité plutôt que le respect du code de la route, le sourire au client ou le soin porté au colis est une décision stratégique, un pari sur ce qui compte réellement.
L’éditeur du logiciel répondrait peut-être qu’il peut mesurer toutes ces choses à la fois, mais il ne pourra dire comment l’IA a pondéré chaque métrique dans votre score de productivité.
Injecter dans l’évaluation un algorithme magique aggrave le problème : au lieu d’un manager faillible la note du salarié naît d’une moulinette impénétrable et apparemment omnisciente.
Ainsi, à moins :
- d’être relativement indifférent au bien-être de ses équipes,
- d’opérer dans une des rares industries où les règles du succès sont encore stables,
- de disposer d’un management très bien formé…
… les logiciels de surveillance managériales sont une fausse solution pour votre management à distance.
Cet article a initialement été publié sur LinkedIn.