La fumée se dissipe. Les questions de long-terme apparaissent. Outre la chute de leurs revenus en 2020, beaucoup d’entreprises vont être confrontées à la transformation durable des attentes de leurs clients.
La solution dangereuse des réduction d’effectifs
Certaines recourront aux plans de départ ou de licenciement pour réduire leurs charges en attendant de retrouver leur visibilité. Mais en plus de leur coût éthique, les réductions d’effectifs ont des résultats économiques très incertains (1,2). Les salariés qui partent sont généralement les plus expérimentés et les plus employables, hypothéquant le possible rebond futur de l’entreprise. Ceux qui restent sont temporairement démotivés (3).
Pour l’inspiration de ceux et celles qui cherchent d’autres moyens pour traverser la tempête, 3 stratégies alternatives commencent à se dessiner dans le discours des dirigeants :
Stratégie 1 : centrer l’expérience employé sur la domesticité confortable
Le “domestic cosy” (V. Rao) est une évolution sociétale privilégiant le bien-être et le repli sur un chez-soi maîtrisé (en français par l’excellent Stan Leloup ici).
Pour Rao, nous quittons progressivement l’époque de la vie vitrine, de Facebook et d’Instagram. La jeunesse de ce monde cherchait à attirer le succès en en donnant l’apparence. C’est le temps des photographies de cafés mocha semi-précieux, des images de vacances avec un filtre sépia, de ce que Rao appelle le premium médiocre.
Pour ne pas décevoir ses parents, qui avaient misé sur le succès certain de leurs enfants après de longues études, cette génération s’efforçait de sauver la face. Dans le monde professionnel, c’était l’âge des titres ronflants sur LinkedIn, du mirage de l’entrepreneuriat facile et des baby-foot dans les bureaux.
Le domestic cosy naît de la fatigue et du découragement des efforts d’apparence, du constant de son uniformité sans goût :https://www.linkedin.com/embeds/publishingEmbed.html?articleId=8552850075837041700
Avec une croissance anémique, la vaste majorité des rastignac digitaux n’a pu entrer dans le club très étroit des influenceurs et patrons de startups.
En réaction, les nouvelles générations se replient progressivement sur le bien-être né du contrôle de leur petit territoire domestique. Renonçant à la conquête d’un monde incontrôlable, le domestic cosy optimise son bureau, sa chambre, et fait son pain maison. Le confinement généralisé, en pénalisant ceux qui dépendaient du monde extérieur pour leur bien-être (jardins publics, salles de sport, bars et vacances à l’autre bout du monde) a accéléré le mouvement.
L’entreprise tertiaire va découvrir l’aspiration au domestic cosy quand, très bientôt, elle rappellera ses troupes.
Beaucoup de salariés auront goûté à toutes les possibilités du nomadisme. Certains ont travaillé au vert, d’autres ont testé d’autres horaires, ou encore le plaisir d’un travail plus concentré et de journées plus courtes. Cette fois-ci, les bureaux lumineux et les paniers de fruits ne suffiront pas à attirer ceux qui auront bénéficié de repas sains tous les midis, de la fin du métro et du dîner en famille. Malgré la menace du chômage, beaucoup chercheront à négocier la pérennisation de leur travail à distance.
Les employeurs peuvent tirer leur épingle du jeu en faisant de la flexibilité un élément clé de leur offre, compensant la probable stagnation à venir des salaires, à condition de former les managers à gérer un type de supervision délicat, ni confiance inconditionnelle ni contrôle logiciel du travail. En aidant les salariés à développer leur efficacité professionnelle (et donc la longueur des journées), on peut même rêver une augmentation de facto de leur salaire horaire.
A vérifier avant d’opter pour la stratégie de domesticité confortable :
- que le travail peut être réalisé à distance par une part importante d’employés,
- que le climat social se prête à des aménagements du temps de travail individualisables, comme la Maif a pu le faire dans son projet Oser,
- que les critères de performance aient été clairement formulés et la solution présentée comme réversible.
Stratégie 2 : animer un réseau d’indépendants
Autre approche possible : certaines entreprises chercheront à externaliser un maximum de risques dans la période d’incertitude à venir. Les nouveaux CDI en feraient les frais. Sans visibilité sur le niveau d’activité, il serait tentant pour les employeurs de converger vers le modèle d’externalisation depuis longtemps plébiscité par le CAC 40.
Cette tendance rencontrerait l’affection croissante des français pour le travail indépendant, de la multiplication des plateformes facilitant le recrutement d’indépendants (LittleBigConnection, Expertaly, etc.) et nous mettrait dans la trajectoire de l’économie américaine, souvent précurseur du meilleur et du pire de nos évolutions sociales. Cette stratégie externalise également le coût de l’adaptation aux contraintes sanitaires sur les indépendants et cabinets de prestataires.
(Source : UpWork)
Le recours réussi aux freelances nécessite en revanche un excellent encadrement en interne. Fédérer un réseau d’indépendants aux motivations et cultures très différentes n’est possible qu’avec des coordinateurs particulièrement impliqués dans leur mission, courageux et bons juges des hommes. L’amateur d’Histoire s’en convaincra en observant les qualités des chefs des grandes armées mercenaires : Xénophon pour les Dix-Mille, Xanthippe pour Carthage, Harald pour la garde varangienne, etc.
Le paradoxe de l’approche freelance, c’est donc qu’elle s’appuie sur un noyau d’employés internes stables et efficaces.
Cette stratégie a aussi pour inconvénient de laisser à l’extérieur de l’entreprise les principaux enseignements de la crise, lesquels se révéleront utiles dans la nouvelle normalité.
A vérifier avant d’opter pour la stratégie du réseau de freelances :
- que les tâches externalisées ne relèvent pas du cœur d’activité de l’entreprise, au risque d’inféoder l’entreprise à ses prestataires (cela s’est vu),
- que l’on dispose de cadres motivés et motivants à même de former régulièrement et rapidement des externes en rotation.
Stratégie 3 : le bloc dans l’adversité
Choisir de protéger les emplois malgré la chute du chiffre d’affaires est un risque considérable, mais c’est aussi l’occasion de forger une génération d’employés dévoués. Un grand cabinet de conseil de notre connaissance a ainsi fait le choix, tôt pendant la crise, de garantir l’emploi malgré la baisse d’activité.
Une crise gérée avec générosité vaut 100 programmes de communication sur les valeurs de l’entreprise.
Les bons sentiments ne suffisent pas au succès de cette stratégie. D’abord, il faut une trésorerie suffisante pour encaisser des mois de pertes.
Les employés doivent eux aussi consentir à des efforts importants : chômage partiel, renoncement à certaines ressources, primes et augmentations, etc. Dans ces circonstances, le moindre contre-exemple managérial est désastreux. Rien n’appelle plus au chacun pour soi ! qu’un capitaine qui quitte discrètement le navire. La fraude fiscale de Jérôme Cahuzac en pleine loi de finances ou les soupçons d’enrichissement personnel d’Anne Lauvergeon pendant les déboires d’Areva en sont de tristes exemples. Rester unis dans les difficultés nécessite donc une culture sincère d’éthique managériale. La crise peut d’ailleurs servir à instaurer ce climat.
Cette stratégie offre par ailleurs des avantages uniques en matière d’innovation. Elle fait barrière à l’angoisse générée par la crise, dont on sait qu’elle réduit l’horizon temporel des salariés et par là, leur capacité à construire de nouveaux modèles pour le long terme. L’entreprise qui fait bloc peut ainsi pleinement exploiter au maximum les opportunités d’innovation contenues dans chaque crise.
A vérifier avant d’opter pour la stratégie du bloc dans l’adversité :
- que l’entreprise dispose d’une trésorerie suffisante pour encaisser l’orage toutes voiles dehors,
- que la Direction croie réellement à la stratégie et soit suffisamment forte pour la faire appliquer par tous
Quelle que soit l’approche retenue, elle marquera durablement la mythologie de l’entreprise. Il serait dommage que, faute d’imagination, les dirigeants cèdent aux réactions par défaut.
Cet article a initialement été publié sur LinkedIn.