Vous jetez un œil au document qui vient d’apparaître dans votre boîte mail. C’est un travail bâclé. La moutarde vous monte au nez.
Vous vous lancez dans une réponse assassine, et choisissez vos mots pour être le plus incisif tout en restant professionnel.
Vous cliquez sur “Envoyer”.
Vous venez de faire une erreur.
La stratégie du pire
Votre message va être interprété comme une attaque – après tout, c’était votre objectif. Sans votre visage ou votre voix, votre interlocuteur lira chaque expression dans le sens le plus négatif possible (c’est le biais de négativité). Aux excès de votre colère s’ajouteront ceux de l’imagination du lecteur. Le conflit a alors de bonnes chances de dégénérer, surtout si votre collaborateur vous répond à son tour par mail et sous le coup de l’émotion.
Bonus : tout étant écrit, il sera très facile d’impliquer d’autres personnes dans l’affaire.
En refusant le face-à-face, vous avez par ailleurs violé une loi de l’honneur très ancienne dans le monde occidental.
Viens me le dire en face à la récré !
Et oui : en transmettant vos reproches par mail, vous passez pour un lâche. Vous manquez de respect à votre interlocuteur.
“C’est absurde ! répondrez-vous. Un mail est plus rapide, à chacun de dominer ses sentiments ! «
Sauf que… la règle du face-à-face est bien plus ancienne que la vie de bureau, et elle est liée à notre conception de l’action décisive (on va le voir) et donc de l’efficacité.
Du guerrier Grec à ma boite Outlook
La règle du face-à-face n’est pas universelle. Si vous avez vécu ou travaillé en Asie, vous savez qu’il y est accepté d’envoyer reproches et mauvaises nouvelles par message, ou même de les laisser deviner.
L’historien britannique John Keegan donne une explication fascinante du code d’honneur occidental, dont les racines sont à chercher en Grèce antique.
Les cités vivaient d’une agriculture saisonnière, dans une région montagneuse où les plaines fertiles sont rares. Quand deux cités avaient un différend grave, chacune rassemblait ses citoyens en rang compacts, la phalange. Les guerriers grecs (hoplites) s’élançaient ensuite dans un corps-à-corps brutal.
Les conflits étaient ainsi réglés rapidement, parce qu’il le fallait : si les hommes ne revenaient pas à temps pour la récolte, leur famille mourait de faim. Puisqu’ils possédaient les rares terres fertiles, les citoyens ne pouvaient refuser le face-à-face, sauf à abandonner tous leurs biens.
Si cette description ne vous semble pas originale, c’est parce que vous êtes… Occidental. Partout ailleurs et auparavant dans l’Histoire, les hommes s’affrontaient principalement :
- à distance, avec des armes de jet,
- dans des grands mouvements d’esquive, le groupe le plus faible manœuvrant pour éviter le conflit direct tout en frappant les lignes arrières, la logistique, les points faibles…
Comparez (IVe siècle av. J.-C.) :
« Les Spartiates ne s’informent pas du nombre de leur ennemis, mais seulement d’où ils sont. » Agis II, Roi de Sparte
« L’art de la guerre, c’est de soumettre l’ennemi sans combat. » Sun Tzu, stratège chinois
Influencés par Hollywood, nous pourrions oublier que l’affrontement au corps-à-corps auquel se livraient les hoplites était absolument terrifiant. Seul peuple à le pratiquer régulièrement, les hoplites ne maintenaient leur cohésion que contraints par leurs pairs, par la nécessité de protéger leurs biens et par un code moral punissant très sévèrement la fuite.
Les élites occidentales ont hérité de cette obligation d’accepter le conflit décisif
Les Romains, puis les chevaliers et aristocrates ont porté jusqu’à nous ce code d’honneur. Les bourgeois français du XIXe siècle continuèrent à se tuer en duel, bien après l’interdiction officielle de la coutume.
Le face-à-face à la loyale reste aujourd’hui ancré :
- dans le fair-play sportif,
- dans notre conception de l’héroïsme à la Marvel,
- dans les bravades de Donald Trump et Boris Johnson lancées au COVID-19 (qui s’en moque bien, lui…),
- dans l’exigence de voir nos dirigeants s’exposer sur le terrain,
- que vous vous retrouviez ou non dans cet imaginaire, il marque encore les relations de commandement… comme celle de votre management à distance.
Alors lecteur, la prochaine fois que tu sens la colère monter devant ton ordinateur, pense au conseil de Chilon de Sparte et…
Article initialement publié sur LinkedIn